(du 26 mai au 13 juin 2016)
Nous voilà donc en Chine. La Chine mystérieuse, tant redoutée. La Chine, un monde, des mondes.
La Chine, incroyablement diverse mais unique en son genre. Où l’on côtoie le pire comme le meilleur. Et surtout la Chine déroutante. Où on se fait dévisager des pieds à la tête sans un sourire, où les bruits de bouche vous font rêver d’être sourd, l’on peut se faire cracher ou moucher sur les chaussures si l’on n’y prend pas garde, où l’on déguste du thé sur des airs de Mireille Mathieu chantant la marseillaise, où la notion d’espace vital est non-existante, où les boutiques de luxe s’exhibent en lettres d’or comme partout ailleurs dans le monde, où les pissotières de la gare de Shanghai avec vue plongeante sur le caniveau commun n’ont rien à envier aux latrines romaines d’antan, où les bébés se baladent cul nu, littéralement, sans couche et un trou béant dans leurs vêtements, question d’hygiène sans doute, où on renverse le seau d’eau usée dans le caniveau comme au Moyen-âge, où la conduite agressive est un sport national, où les hommes lorsqu’ils ont trop chaud relèvent le bas de leur chemise en dévoilant leurs bedaines impudiques, où l’instinct grégaire l’emporte toujours sur l’individu, où la population rigide et austère apparaît si malpolie et disons le franchement, peu fine.
Mais c’est aussi en Chine que les lieux, temples et salles de palais portent des noms si poétiques, que les véhicules électriques pullulent en filant en silence, où l’on mange à ma plus grande surprise une cuisine goûteuse et riche, des yaourts crémeux et des cerises bien rouges pour la troisième fois depuis le début du voyage, où le patrimoine en costume d’apparat est mis en beauté, fardé de lumière, où la muraille de Chine millénaire court encore le long des crêtes, ou les pagodes brillent sous leurs toits de tuile bleues vernissées, où l’on construit des tours insensées, où les gens s’amusent d’un rien, où le cirque est un art, où le spectacle est autant dans la salle que sur la scène, où nos enfants sont des rock-stars et figurent dorénavant dans tous les albums photo perso à Xi’an, Shanghai et Pékin.
Cette étape est peut-être l’une des plus énigmatiques de notre périple. Nous ne sommes pas du tout des connaisseurs en matière de culture chinoise. Nous n’avons aucun penchant pour ce pays. Et pourtant, une attirance secrète, inéluctable nous a amené à retenir la Chine comme l’une de nos escales lors de notre voyage, la fameuse exclamation, « ce serait bête de passer à côté, maintenant qu’on a fait tout ce chemin ! » faisant mouche une fois de plus. L’envie de voir qui est ce géant, d’un peu plus près.
L’idée que j’ai de la Chine est figée dans le temps, lorsqu’à l’école, on nous parlait de cet immense pays communiste, coincé par son passé et dans ses idéologies, mais qui pouvait éventuellement, à terme, un jour, représenter une grande puissance mondiale. La réalité a rattrapé les dires de mes profs de géo. La Chine est aujourd’hui un pays incontournable économiquement parlant. En termes de population également, rappelons que le chinois est la langue la plus parlée au monde ! Et c’est ici que nous venons de poser un pied, et plus précisément à Xi’an. Si ce nom m’était jusqu’alors totalement inconnu, en revanche, l’armée de terre cuite qui défile immobile tout près d’ici depuis des siècles fait partie de ces merveilles du monde mondialement connues que je tenais à voir de mes propres yeux.
Xi’an – Premiers contrastes en condensé
Xi’an pourrait servir de propagande pour présenter les horreurs que l’on peut faire au nom de la modernité. La ville en soi n’est pas attrayante, elle est revêtue de cette couleur grise qui l’unifie au ciel. Depuis l’aéroport, ce que nous découvrons d’elle n’a rien de folichon. Il y a quelque chose de communiste dans les paysages mornes et carrés qui nous accompagnent depuis notre atterrissage. Nous dépassons des barres d’immeubles fades et froids, immenses, qui semblent perdus dans une plaine sans fin, inhabités. Nous roulons sur de longs boulevards rectilignes et infinis. L’odeur de pollution, l’agressivité latente de notre taxi, klaxon hargneux, conduite par à-coups, ne nous laisse rien présager de bon pour la suite. En fait, cette arrivée quelque peu sordide sera ensuite confirmée par, pèle-mêle, l’absence récurrente de sourires, la lumière blafarde au néon, les grands malls désincarnés et glaciaux. Et puis, après un tournant, au cœur de la ville, nous croisons la tour de la Cloche, et la ville s’illumine, soudain magnifique. Il suffit de si peu pour qu’un regard change !
Xi’an-centre est ceinte de hauts murs sur lesquels il fait bon se balader sur le chemin de ronde. On y monte par quatre portes situées aux points cardinaux et l’on peut parcourir la large allée piétonne longue de 14 kilomètres. Y monter par la porte sud est le plus joli. La vue porte loin aussi bien intra qu’extra-muros. A l’intérieur des remparts, on plonge alors sur les toits gris et bas des vieux quartiers et leurs petites ruelles. C’est là où se trouve le quartier des artistes, figé dans le temps, où l’on sculpte encore les tampons de pierre, où l’on vend des pinceaux et du papier pour la calligraphie, et où les artistes promènent leur spleen dans les rues piétonnes étroites et pavées. Sur le pont, des coiffeurs ambulants ont posé leurs outils et attendent le client. Dans le ciel virevoltent des cerf-volants qui rejoignent les nuages. On a vue sur les jardins en contrebas, aussi. Des tables de ping-pong sont posées dans le parc, à côté quelques vieux s’adonnent à des gestes de tai-chi en plein air. Pas de doute. Nous sommes en Chine, dans une Chine ancestrale et mythique. En revanche, de l’autre côté du mur, c’est une multitude d’immeubles sans charme, exagérément massifs qui s’étale à perte de vue, dans une sorte de fouillis de ciment. Si la vieille ville se situe en majorité au sein des remparts, des temples absolument sublimes se trouvent quant à eux dans la partie moderne, perdus entre les barres d’immeubles, rendant le contraste entre ancien et moderne encore plus saisissant. Au sud de la ville, la pagode de l’oie sauvage veille parmi les hautes tours alentour. Dans la lumière de fin de journée, la foule de presse à 18:00 pour admirer les jeux d’eaux des fontaines. Sur l’esplanade, nous admirons les voltiges des cerf-volants très longs, tels des poupées russes, légers et graciles.
Le cœur musulman de Xi’an
Mais le quartier le plus étonnant, le plus improbable à Xi’an, c’est le quartier musulman, notre plus grande claque du voyage. Ici, les femmes sont légèrement voilées, les hommes portent la kipa blanche et la barbe. Les Musulmans qui se sont installés là ont marché sur la route de la soie depuis l’Asie centrale, il y a des siècles de cela. La mosquée tranquille et dissimulée, qui date de 742 en est le cœur bien enfoui, presque introuvable, caché par le méandre marchand d’un petit souk. En fin de journée, à la nuit tombée, un peu plus qu’ailleurs, il y a du monde et de l’agitation, encore des cerf-volants et des vendeurs ambulants qui entourent la tour du tambour. L’ambiance survoltée part en direction de la rue Beiyuanmen, résonne à coups de klaxons, s’accompagne d’un brouhaha incessant. Les premiers néons du quartier, les cris des rabatteurs, la foule omniprésente, on est plongés dans un univers proche du chaos, retour au Moyen-âge. Dans une mise en scène bien rôdée, nous venons de franchir les portes d’un monde hypnotisant. C’est ripailles ! Sur les étals de nourriture, pieds de porc grillés, brochettes de mouton grésillantes, calamars frits, poulet farci, pains fourrés à la viande, noix variées au caramel, noodles parfumées, chips géantes, barbe à papa, jus de grenade, cerises, abricots, oranges, guimauve, nougat, mélasse, gâteaux de semoule, noix… Régal pour les yeux autant que pour les papilles, ici aussi, encore une fois, comme au Japon, à l’aveugle, sans trop savoir ce que nous dégustons. Il règne un chaos invraisemblable. Il y a beaucoup trop de monde, de gens qui piétinent, du bruit, des cris, de la fumée, des braseros, des chariots, des roulottes, des marmites, des carcasses de mouton, des véhicules hors d’âge, des gueules pas possibles. Il y a une frénésie, c’est une ruche dans laquelle on vient de glisser un bâton, une fourmilière qu’on enfume, c’est absolument invivable, insupportable, c’est fascinant.
L’Armée en marche de l’empereur Qin Shi Huang
A Peine une heure de route suffit pour rejoindre le site incontournable de l’armée de terre. Si on fait un petit effort pour conceptualiser le fait que l’on se trouve devant des sculptures qui ont plus de 2000 ans d’histoire, ce qui en soit est assez vertigineux, l’armée des soldats de terre cuite représente une œuvre immense, une prouesse d’une composition minutieuse et laborieuse, lente et excessive, qui a traversé les vandalismes, les séismes, et l’outrage du temps pour réapparaître il y a seulement 40 ans des entrailles de la terre. C’est un paysan qui, en creusant un puits, a découvert cette armée pétrifiée. Fruit du travail de 700 000 hommes durant 40 années il y a plus de 2000 ans, il s’agit d’une immense fresque en 3D. Elle fut créée sous le règne de Qin Shi Huang, le premier roi à unifier le pays. L’empereur pensait ainsi atteindre l’autre monde en bonne compagnie, avec une armée entière pour le défendre dans l’au-delà. Question chiffres, on parle de 8 000 soldats, 130 chariots, 670 chevaux. On en voit à peine le quart, et c’est déjà énorme. Soldats, archers et cavaliers, chevaux et chars, officiers, chaque statue est unique, travaillée avec un sens inouï du détail. La finesse de trait dégage sur les visages de ces soldats une beauté aristocratique et conquérante. On suppose qu’ils étaient tous peints avec des teintes naturelles. Tous différents. Mais tous réunis dans une même marche funèbre et immobile, dans un seul mouvement, plein d’une force monolithe et ordonnée. Et c’est ce qui fait la beauté de cette œuvre gigantesque, le souci du détail, homme après homme, perdu dans cette armée dont l’unité est magistrale. On ne peut qu’être admiratif devant ce que l’homme sait produire de déraisonnable et de magnifique. Devant la folie suffisante d’un empereur qui avait décidé de continuer à vivre dans un monde de pierre.
Nous quittons Xi’an sous la pluie, pour le train de nuit. Dans la gare sans âge, nous patientons pour monter à bord d’un train qui, lui, a, au bas mot, trente ans bien tassés, d’une lenteur exemplaire, nous mettrons 15 heures pour rejoindre Shanghai mais somme toute dans un wagon équipé du meilleur confort : couchettes, draps et couettes moelleuses, petite nappe, thermos pour l’eau du thé ou des nouilles instantanées que les vendeurs ambulants ne manqueront pas de proposer durant le trajet.
On regarde le paysage défiler, campagne, usines à charbon, villes nimbées de brume, immeubles vétustes et gris, lumières pales et fades. Le train file dans la pluie, dans la nuit. Il n’y a rien qui ressemble plus à un train de nuit qu’un autre train de nuit. Dans n’importe quel pays.